« La légitime défense, (…) lorsqu’elle est reconnue, [est] à l’évidence une disposition juridique exceptionnelle justifiant la mort d’un homme. Et on ne peut qu’exceptionnellement justifier l’homicide d’un être humain ». Par Philippe Pichon, commandant de police mis à la retraite d’office

En France, la présomption d’innocence est un principe selon lequel toute personne poursuivie, ou même simplement soupçonnée d’une infraction, reste juridiquement innocente aussi longtemps que sa culpabilité n’a pas été constatée définitivement par une juridiction pénale.

Dans l’expression « présomption d’innocence », le mot important est assurément le premier. Même si cette expression est légale puisqu’affirmée dans des textes (1), elle est simple, non absolue, de sorte qu’elle peut être combattue par la preuve du contraire. La présomption d’innocence n’est donc qu’une possibilité, au mieux une probabilité de l’innocence d’une personne inquiétée par la justice répressive.

Retenons ainsi qu’en France, la présomption d’innocence n’est pas un dogme, non seulement à cause de l’existence de présomptions (légales) de culpabilité propres à certaines infractions déterminées (on peut citer les contraventions, qui sont des infractions matérielles, constituées par le simple accomplissement matériel de l’acte interdit, le prévenu devant prouver sa bonne foi pour se dégager ; on peut encore citer certains délits douaniers ou les délits dits de presse) mais aussi en raison de présomptions de responsabilité communes à un grand nombre d’infractions, aux rangs desquelles la légitime défense se taille la part du lion.

Dans le prolongement des événements de Noisy-le-Sec où un policier revendique le fait d’avoir usé de son arme de service en « état de légitime défense », le principe de la présomption d’innocence doit être étudié quant à son fonctionnement et surtout ses atteintes car il est loin d’être absolu.

Certes, d’un point de vue idéologique, la présomption d’innocence se justifie sans peine, de plusieurs façons.

D’abord, la présomption est une notion juridique censée correspondre à la vérité car, dans leur majorité, les hommes sont honnêtes : la présomption d’innocence confirme à cet égard notre foi en l’humanité ; elle est l’expression de notre croyance que, jusqu’à preuve du contraire, les gens sont honnêtes et respectueux des lois.

Ensuite, il serait scandaleux de condamner un innocent et c’est pourquoi il faut avantager la personne poursuivie qui se trouve en état d’infériorité : la présomption d’innocence permet donc de rétablir un certain équilibre entre l’accusateur et le mis en cause.

Enfin, la présomption d’innocence est conforme à la dignité humaine, en considérant la personne poursuivie comme un être humain, sujet et porteur de droits individuels.

Tous ces arguments ne sauraient évidemment conduire à une conception absolue de la présomption d’innocence. Mais ils conduisent à l’affirmer –et il est remarquable que la présomption d’innocence est affirmée quand elle est menacée –puisqu’elle n’intervient qu’en cas de mise en cause d’un individu.

Les conséquences de ce principe sont nombreuses, mais l’une des règles relatives au déroulement de la procédure pénale est que le poursuivant assume le fardeau (on dit : « la charge ») de la preuve. En vertu de la présomption d’innocence, la partie poursuivante doit « établir tous les éléments constitutifs de l’infraction et l’absence de tous les éléments susceptibles de la faire disparaître » (Crim., 24 mars 1949, Bulletin Criminel. n°114, motifs). Ou, pour le dire plus savamment : actori incumbit probatio.

Me Daniel Merchat, ancien commissaire de police lui-même, conseil du policier mis en examen pour « homicide volontaire », a donc raison de rappeler que le ministère public a la charge de démontrer la culpabilité (faute intentionnelle, faute d’imprudence ou de négligence). La jurisprudence veille soigneusement à ce que le juge d’instruction ne dispense pas le ministère public de la preuve qui lui incombe et que « n’est pas établie à la charge de l’accusé l’intention criminelle sans laquelle il ne saurait y avoir de répression » (Haute Cour de justice, 22 décembre 1948, Peyrouton, Gazette du Palais 1949.I.48).

Sauf que, précisément en matière de légitime défense, la preuve de la mauvaise foi éventuelle du policier, dont les juges du fond apprécient souverainement l’existence, n’est pas à la charge du ministère public. C’est au policier de prouver sa bonne foi car celle-ci ne se présume pas. Ce qui démontre que dans la réalité juridique, la présomption d’innocence est dans une large mesure une fiction. Nous sommes là presque sur le terrain juridique (et non émotionnel) d’une présomption de fait de culpabilité.

Voilà pourquoi, à la suite de Nicolas Sarkozy, Me Daniel Merchat a tort : en invoquant la légitime défense, c’est, en droit, à la personne poursuivie que revient le fardeau de la preuve. On peut parler d’un véritable grignotage des avantages accordés à la personne poursuivie. En clair, dans le cas où un policier justifie son acte par l’évocation d’une légitime défense, le ministère public se trouve déchargé du fardeau de la preuve. Apparaissent ainsi des présomptions (légales) de culpabilité, jouant en faveur de l’accusation –ce sera au mis en examen de se battre pour faire tomber ces présomptions. On assiste donc à un renversement de la charge de la preuve: demander au mis en examen de prouver qu’il n’est pas coupable, c’est-à-dire qu’il est innocent.

Si, en apparence, cette présomption favorable au parquet semble constituer une grave dérogation à la présomption d’innocence, au vrai, elle se fonde d’abord sur la nature des choses : elle correspond en général à la vérité et il serait à peu près impossible au parquet de démontrer son existence. Il ne faut pas oublier non plus que cette présomption de culpabilité n’est pas absolue, le policier mis en examen pouvant toujours apporter la preuve contraire : en effet, cette présomption de culpabilité tombera devant la preuve rapportée par la policier de s’être trouvé en « état de légitime défense ». D’ailleurs, dans son effort probatoire, le policier mis en examen est ou devrait être aidé par le magistrat instructeur détenteur de pouvoirs inquisitoriaux et pouvant, par exemple, entendre un témoin à décharge ou se faire remettre des pièces ou documents ou expertises. Cette conception dynamique du juge pénal français a sans doute échappé à Nicolas Sarkozy…

De façon assez classique donc, c’est au mis en examen à prouver l’existence des causes d’impunité appartenant au droit pénal général.

La preuve des faits justificatifs pèse alors sur le prévenu : tout se passe comme s’il y avait à la charge du policier mis en examen pour homicide volontaire une présomption d’absence de justification. C’est très net pour la légitime défense. Et cette sévérité s’explique juridiquement parce que le policier mis en examen est mieux placé que le Parquet pour démontrer comment les choses se sont passées, et aussi car la loi a établi dans ce cas très particulier de l’article 122-6 du Code pénal des présomptions de légitime défense, d’où l’on peut déduire, a contrario, qu’en dehors de ces cas, c’est bien à la personne poursuivie de démontrer qu’elle se trouvait « couverte » par la légitime défense (Crim. 20 décembre 1983, Bulletin criminel n°350 ; Crim. 26 septembre 1989, Dr. Pénal 1990.125 ; Crim. 12 octobre 1993, Gazette du Palais 1994.I.94 sous note J.P.Doucet).

Aussi ne faut-il pas s’étonner que la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), peu suspecte de conservatisme, admette les présomptions, comme en matière de légitime défense, quitte évidemment à prévoir des limites. Dans son fameux arrêt Salabiaku du 7 octobre 1988, elle a rappelé que « tout système juridique connaît des présomptions de preuve de fait ou de droit et que la Convention n’y met évidemment pas obstacle en principe, mais en matière pénale oblige les Etats contractants à ne pas dépasser des limites raisonnables prenant en compte la gravité de l’enjeu et préservant les droits de la défense ». La présomption de responsabilité du policier mis en examen pour homicide volontaire pour avoir fait usage de son arme de service et tué une personne, édictée par l’article 122-5 du Code pénal, n’est en effet pas contraire à l’article 6, paragraphe 2 de la Convention européenne des droits de l’Homme, la présomption laissant intacts les droits de la défense –ce qui évoque la possibilité pour le policier de renverser la présomption de culpabilité.

Contre Nicolas Sarkozy, Matthieu Bonduelle, président du Syndicat de la magistrature (SM), a raison de dire que les présomptions de culpabilité sont admises à la fois par la CEDH, par la Cour de cassation et par le Conseil constitutionnel et qu’il faut seulement, selon une jurisprudence aujourd’hui bien ancrée, que ces présomptions légales de responsabilité ne soient pas absolues et qu’elles respectent les droits de la défense.

Contre Nicolas Sarkozy et son « permis de tirer pour tuer », François Hollande a encore raison (à la suite de la Chambre criminelle de la Cour de cassation) lorsqu’il dit qu’on ne peut raisonner autrement pour la légitime défense, cette dernière, lorsqu’elle est reconnue, étant à l’évidence une disposition juridique exceptionnelle justifiant la mort d’un homme. Et on ne peut qu’exceptionnellement justifier l’homicide d’un être humain.

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(1) Notamment dans la Déclaration des droits de l’homme et des citoyens d’août 1789 (art.9) – ce qui est important car la D.D.H. faisant partie du « bloc de constitutionnalité », le principe de la présomption d’innocence a une valeur constitutionnelle en matière pénale-, également dans la Déclaration universelle des droits de l’homme élaborée par l’O.N.U. en 1948 (art.11-1), dans la Convention E.D.H. (art.6 § 2), dans le Pacte sur les droits civils et politiques (art.14), dans la Chartre des droits fondamentaux de l’Union européenne (art.48 § 1), dans l’article 9-1 du Code civil, enfin dans le très récent article préliminaire du Code de procédure pénale (issu de la loi du 15 juin 2000).

http://blogs.mediapart.fr/edition/les-invites-de-mediapart/article/010512/contre-la-presomption-de-legitime-defense

(merci à Cat Aclysme)