Marseille est-elle une zone de non-droit? Peut-on parler de guerre des gangs? Thierry Colombié, auteur de la French connection, a répondu aux questions des internautes sur les règlements de comptes en série dans la cité phocéenne.

Maths: Est-ce qu’on peut vraiment dire que le nombre de règlements de comptes à Marseille augmentent depuis quelques mois/années?
Thierry Colombié: Non. Depuis une dizaine d’années, Marseille compte une moyenne de 25 règlements de compte liés à des faits de banditisme. Depuis le début de l’année, 14 règlements de compte mortels ont été dénombrés. Il y a un effet loupe à la fois liés par les élections, donc aux thèmes liés à la sécurité, et à la spirale de ces derniers mois. Ce qui est nouveau, c’est l’utilisation d’armes de guerre et en filigrane une recomposition locale et internationale des trafics de drogue.

Sûreté La Poste: Pourquoi les forces de police sont-elles impuissantes devant cette guerre des gangs? Je pense que le probleme vient du recrutement des policiers, beaucoup moins motivé qu’avant, sans compter la corruption de plus en plus flagrante. Est-il possible de créer une force spécialisée dans les problèmes des quartiers?

On ne peut pas affirmer que les forces de l’ordre sont impuissantes, bien au contraire. Si c’était le cas, Marseille ressemblerait à un champ de bataille permanent, à une guerre ouverte entre bandits et policiers, comme c’est le cas à Mexico ou à Rio. Le problème ne provient ni du recrutement de la motivation des policiers (et gendarmes) mais essentiellement d’une méconnaissance du “terrain” liée en partie au manque crucial d’analyse “criminelle”. Prévenir les crimes, c’est anticiper les changements, les fractures au sein du Milieu et des trafics historiques que rien ne vient endiguer, pas même les discours autoritaires.

Thierry Colombié: “Il ne faut surtout pas jeter la pierre aux policiers car ils restent les garants de la paix sur la place publique.”
Thierry Colombié
Créer une force spécialisée? La BAC et la PJ travaillent sérieusement sur le sujet mais il y a surtout un problème de moyens qui peut rejoindre, à la marge, des faits de corruption. Il existe aussi un problème avec les “indicateurs” qui ne sont plus aussi protégés qu’auparavant.

Geophile: Est-ce que les Marseillais sont inquiets? Y a-t-il une psychose à Marseille? Ou est-ce que ces règlements de comptes sont tellement ciblés que les citoyens lambdas ne craignent rien ?

Il faudrait poser la question aux Marseillais mais, selon mes sources, l’essentiel des Marseillais (et de la région) ne sont pas du tout choqués par la série de règlements de comptes. Certains regardent même cela comme des épisodes de Plus Belle la vie… Car, oui, malgré le peu de professionnalisme des “tueurs à la Kalach”, qui “font du sale” (comme ils disent), sans penser aux conséquences pour les témoins ou eux-mêmes, les citoyens ne doivent pas avoir peur. Il ne faut pas oublier que Marseille est le berceau du grand banditisme et que le bruit des armes résonne dans la ville depuis le début du XXe siècle.

Dukokililapresse : Et que fait la police ?

La police tente, pour l’instant, de veiller à la sécurité des citoyens tout en essayant de comprendre comment des “jeunes”, ici une nouvelle génération de trafiquants, s’inscrit dans une série de règlements de compte. Il ne faut surtout pas jeter la pierre aux policiers car ils restent les garants de la paix sur la place publique. Tôt ou tard, magistrats et policiers connaîtront les tenants et les aboutissants car un tel climat nuit aux affaires qu’elles soient légales ou illégales. Il y a toujours eu à Marseille des “chiens fous”, prêts à prendre la place des grands bandits en place, mais peu y sont arrivés.
Ken: Est-ce que Marseille est la ville la plus dangereuse de France? Peut-on comparer la situation de Marseille à celle de la Corse?
Marseille n’est pas une ville dangereuse mais le théâtre d’une lutte sans merci entre plusieurs clans, comme c’est souvent le cas. Même si effectivement elle est l’une des plus touchées par les crimes de sang. On peut la comparer effectivement à la Corse, un département qui partage une longue tradition de (grand) banditisme. La comparaison s’arrête là: en Corse, l’actualité renvoie à une guerre de clans dont les intérêts dépassent les frontières et qui sont au coeur d’une économie trafiquante des plus florissantes. Enfin, il ne faut pas oublier que Paris, et sa région, est aussi le théâtre de règlements de comptes, certes plus diffus, mais tout aussi significatifs des changements de “ligne” en matière de stupéfiants.

A Marseille, le Milieu est un acteur social et politique d’envergure

Pierrot: Qu’est-ce qui différencie Marseille et les autres grandes villes comme Paris ou Lyon au niveau de la criminalité?
La “criminalité” est un vaste ensemble un peu fourre-tout… disons que Marseille est un port, la porte vers la Méditerranée, un maillon essentiel pour la circulation de marchandises licites ou pas. C’est donc un “hub” (plateforme de réseaux) qui inonde l’ensemble du pays et ce depuis le début du XXe siècle. Il ne faut pas oublier par ailleurs que lors des émeutes, les quartiers dits “difficiles” n’ont pas bougé, que ce sont même des “envoyés spéciaux”, un rien mercenaires, qui ont voulu y mettre le feu. A l’époque, le Milieu les a renvoyé à leurs chères études… La grande différence est d’ordre politique: à Marseille, qu’on le veuille ou non, le Milieu peut à tout moment éteindre un “incendie”, ce qui n’est plus le cas de Lyon, ce qui n’a jamais été le cas à Paris. Le Milieu est un acteur social et politique d’envergure.

Shg: Peut-on parler de guerre des gangs à Marseille ?

Il y a toujours eu des guerres à Marseille: cliniques, boîtes de nuit, machines à sous, stupéfiants… Un gang se définit principalement par l’utilisation d’une violence systématique à des fins de contrôle de territoire, etc. Est-on en présence d’une telle violence? Si la question mérite d’être posée, il faudrait qu’elle soit rigoureusement étudiée… Ce qui n’est pas le cas. A mon humble avis, nous sommes encore loin des “gangs” américains (du sud comme du nord) qui se substituent aux forces de l’ordre sur un territoire donnée, fort heureusement. Encore une fois, il faut faire attention à l’effet loupe et à la façon dont les médias, via la surenchère de la “guerre” à l’information, s’inscrit dans cette série de règlements de compte…

François: Marseille est-elle devenue une ville de non droit ?

Marseille, je le répète, est loin d’être une ville de non-droit. Il faudrait pour cela que l’on soit en présence d’une guerre civile ou d’un système mafieux où des “milices” se substitueraient aux forces de l’ordre! Marseille, ce n’est ni Palerme, ni Milan. En France, l’Etat est encore assez puissant pour assurer ses missions régaliennes.

French: Ces règlements de comptes sont-ils l’oeuvre de gens du milieux ou de caïds des cités ou des deux ?

Il faut distinguer deux cas de figure: d’un côté, les assassinats liés au grand banditisme, disons traditionnel; de l’autre, une spirale marquée par l’amateurisme de moyens utlisés pour “tuer”, et probablement des incidents déclencheurs qui sont liés à des faits de carottage (vol de drogue) ou d’indicateurs.

Il faut néanmoins souligner que les “jeunes”, ayant grandi sous les jupes des grands frères, ont le désir de vouloir se passer de quelques intermédiaires, des hommes du Milieu, pour contrôler les filières locales, lesquelles dépassent les frontières de la ville, si ce n’est de la France. C’est le cas surtout à Paris et sa région. A Marseille, tout est sous contrôle: la preuve, c’est que les rares hommes du Milieu tués ces derniers mois sont des victimes collatérales de la guerre qui sévit entre des clans corses, et non celles des quartiers. Reste une barrière “ethnique” que des jeunes Français, d’origine nord-africaine surtout, ne sont pas prêts à franchir pour rejoindre la Dream Team du Milieu marseillais…

Thierry Colombié est docteur es sciences économiques à l’EHESS. Il est spécialiste de la délinquance économique et financière et du grand banditisme en France. Il est également l’auteur de La French Connection, Les entreprises criminelles en France (Editions Non Lieu).

http://www.lexpress.fr/actualite/societe/a-marseille-on-est-encore-loin-des-gangs-americains_1120017.html